Parcours
PRéSENTATION
Dans son recueil Parcours, Jean-Claude Grivel raconte les gens d'ici ou d'ailleurs à travers des tranches de vie. Il aborde ainsi l'enfance exploitée, les choix qui déterminent l'avenir ou les sentiments humains les plus forts comme l'amour, la vengeance ou la haine. Parmi ses douze titres se distinguent Crépuscule, une merveille d'écriture, Hassan qui décrit un monde cruel dans lequel les enfants tentent de survivre et le facteur qui illustre le rôle crucial qu'une personne peut jouer au sein d'une communauté.
Claude Jego Webmasterin www.bopy.net
Trois nouvelles reçurent un prix, deux un diplôme et trois furent mises en ondes par la Radio suisse romande.
EXTRAITS
CRÉPUSCULE
Premier Prix du Prix du libraire (Nouvelle) de l'Association Regards, Francheville, France.
2. Prix de la radio d'Allemagne du Sud et de la ville de St-Louis (concours histoires courtes Patache).
Mention Concours Scribe d'Or du Petit Broyard.
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Ce jour-là, le Vieux se revit dans les forêts, avec d’autres bûcherons, faire un grand feu et, ses compagnons et lui, tendre leurs mains avides de chaleur aux flammes claires avivées par une brassée de brindilles et de branches sèches lancées sur le foyer délimité par un cercle de pierres jaunes du Jura. Ils avaient placé leurs gamelles en fer blanc sur la braise rougeoyante ou sur la roche chaude ; en attendant que le repas fût prêt, ils buvaient quelques gorgées de thé relevé d’eau-de-vie. Cette journée précédait Noël et les ouvriers forestiers s’étaient permis une cadence de travail plus lente, car la magie de la Nativité avait déjà atteint les franges de cette forêt profonde surplombée par des monts rocheux dans lesquels devaient nicher des démons ressuscitant avec l’obscurité ; ils s’en étaient retournés au village alors que le soir, cheminant silencieusement et recouvrant les lieux de son manteau aux pans d’ombre, les talonnait. Le lendemain matin le Vieux huma, de l’air encore obscur, une odeur de froid sec : cette gueuse de bise noire courait à nouveau la campagne. La bise noire, lui avait expliqué son grand-père des décennies auparavant, est enfantée dans une caverne sise à l’extrême Nord d’où chaque direction ne peut que conduire vers le Sud, vers des contrées plus clémentes, plus ensoleillées. Cette bise noire est, certes, un ennemi redoutable et capricieux, avec son implacable violence issue du septentrion lointain baignant dans des bribes de légendes et drapé d’attraits mystiques. Mais c’est un ennemi loyal et franc qui ne se masque ni de brouillard, ni de nuages complices ; au contraire : il rend le ciel clair et la terre sèche.
Et le règne de la bise noire avait commencé alors que les jours avaient cessé de décroître.
Après son frugal repas matinal, le Vieux ferma les yeux et se remémora, en gestes et en odeurs, les boucheries d’antan : le poivre des cornets pointus en papier rose, les cris du cochon au groin rouge, le repas qui suivait.
LE FACTEUR
Mise en ondes par la Radio suisse romande Espace 2 (la deuxième chaîne), dans l’émission « Méridienne ».
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Simon fut convoqué à la direction. Après avoir traversé des couloirs interminables et s’être assuré qu’il était au bon numéro, il pressa sur un bouton. L’écran indiquant occupé, Simon macéra de longues minutes avant que l’installation ne clignotât, en vert, l’ordre : entrez. Un homme, assis derrière son bureau, l’interrogea du regard.
– Simon Durand, s’annonça le facteur.
– Ah, cher Monsieur Durand, dit l’homme en se levant et en lui tendant la main comme à une excellente connaissance, asseyez-vous donc !
Après les banalités servant d’introduction, le préposé aux licenciements se saisit d’un dossier.
– Je suis obligé… Il faut me comprendre… La Poste compte sur vous ; malheureusement, nous devons… Mais, soyez fier de votre carrière… Vous pourrez la continuer en ville ou, mieux, prendre une retraite pleine d’aspects positifs…
– Je suis trop vieux pour aller en ville et trop jeune pour partir…
– Choisissez, mon Cher, choisissez. Dans tous les cas, notre parfaite considération vous est acquise.
En quittant le bureau directorial, Simon avait un goût d’encre à timbrer dans la bouche. Rentré à sa poste, il expliqua à Angèle :
– Ils ferment… Ils sont obligés, sinon on ne serait plus concurrentiel… Ils perdraient tout…
Son épouse ne comprit pas très bien pourquoi, afin de rester dans la course, il fallait scier la branche sur laquelle on avait fait son nid.
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La dernière tournée eut la tristesse d’un enterrement.
La vie du village changea.
Encore maintenant, Berthe, la doyenne du village, tire machinalement un coin du rideau de sa cuisine.
En vain.
LES TROIS MOUSQUETAIRES
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On tambourine sur le toit de l’auto accidentée.
Barroux hurle, puis se reprend.
La portière est ouverte. Un géant, vêtu d’une pelisse, la barbe pleine de glaçons, le fixe.
– Je viens d’avoir un accident et ma voiture est totalement bloquée. Aidez-moi, commence Barroux. Je veux retourner chez moi ! Vous n’auriez pas un téléphone pour appeler une dépanneuse ou un taxi ?
– Non, je n’ai qu’un mulet, commente ironiquement le colosse. En plus, ici, impossible de téléphoner avec Swisscom.
– Je suis totalement frigorifié, geint Barroux.
Il s’était vêtu avec l’insouciance du citadin dont la cravate en soie grège ne remplace pas une bonne écharpe en laine.
– Cent mille francs pour une peau de mouton, commence l’inconnu.
– Quoi ? Mais vous êtes fou !
– Alors, restez là ; c’est vrai que vous aurez moins froid, quand vos membres vont s’engourdir.
Il s’en va, laissant Barroux abasourdi. Le franc-lancier ne sent plus ses doigts. Il fait quelques pas, souffle dans ses mains, glisse, s’étale de tout son long. Son costard de ville est humide, ses souliers laqués prennent l’eau. Le soir, à l’haleine glacée, dévale les crêtes environnantes. Barroux entend un aboiement ; son cœur manque s’arrêter : il y a certainement des loups, ceux qui, venus du Trentin voisin, visitent sporadiquement cette haute vallée des Grisons, ou bien un ours ; au mieux, un lynx.
Barroux rattrape l’homme avec peine ; il promet :
– Je paierai, mais aidez-moi, je vous en supplie.
Il reçoit une peau du montagnard, qui le hisse sur le mulet. Ils partent parmi les sanglots rageurs de la bise, arrivent à un petit chalet. Plus mort que vif, Barroux veut se glisser dans la pièce dont la fenêtre brille d’une lumière promettant chaleur et convivialité.
– Non ! le mulet d’abord ! commande le colosse.
Éditeur : Poésie.io
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